Jusqu’au 7 avril, le Théâtre de l’Odéon accueille Le Pays lointain, mis en scène par Clément Hervieu-Léger. Au plateau, ils sont onze. Onze comédiens déployant leurs talents pour faire résonner, dans une parfaite unité, le texte saisissant de Jean-Luc Lagarce.
Louis revient dans sa famille, après une longue absence, en sachant que sa maladie ne lui laisse que peu de temps à vivre. Contrairement à Juste la fin du monde, Le Pays lointain voit s’entremêler la famille naturelle de Louis, et celle, choisie, composée de tous ceux qui l’entourent, amis, amants, faisant cohabiter vivants et morts au plateau.
Tout se joue dans un décor d’aire d’autoroute, entre une vieille voiture et une cabine téléphonique, carrefour idéal où tous se rencontrent au plateau, sans quasiment en sortir pendant les quatre heures que dure le spectacle.
Le Pays lointain, dernière pièce écrite par Lagarce avant sa mort, mêle ces amours gâchés et ces non-dits familiaux qui, avec le temps, érigent des forteresses infranchissables entre les êtres. L’équipe de comédiens réunie par Clément Hervieu-Léger porte ce texte, le sublime, le saisit à bras le corps, laissant jaillir les échanges à couteaux tirés, tout autant qu’exploser les monologues saisissants. Nulle fausse note dans cette distribution de haut vol. Leurs regards se croisent, se transpercent. Ils semblent jouer pour eux, autant que pour nous. Ils incarnent, plutôt qu’ils jouent. Ils sont. Dans le vif de l’instant, dans l’urgence vitale de l’écriture de Lagarce, dans cette profusion de sentiments qui se conjuguent au pluriel tout au long de la pièce. Ils sont.

Loïc Corbery, de la Comédie-Française, dans le rôle de Louis, est d’une finesse et d’une sobriété remarquable. Loin du tragique de son personnage, il s’autorise des sourires en coin, quelques répliques dont l’intonation les rend drôles, comme pour conjurer le sort et finalement distiller une once de légèreté dans cette pièce parfois glaçante. Guillaume Ravoire, dans le rôle d’Antoine, son frère, livre l’un des plus beaux monologues, terriblement volcanique. Suzanne, leur sœur, est jouée par Audrey Bonnet, sublime dans sa colère dévorante et son impuissance déchirante à essayer de faire changer les choses. Nada Strancar, la mère, est troublante de sincérité dans cette figure maternelle se contenant, couvant la fratrie, tant qu’elle le peut. Enfin, le père est joué par un étonnant Stanley Weber, presque à contre-courant. Loin de l’œil du cyclone, il semble détaché. De son imposante stature, il contemple en haut du mur les bourrasques qui soufflent dans sa famille désunie, avant de descendre parmi eux pour évoquer les souvenirs du passé. Il livre une prestation tout en justesse, tour à tour léger puis terriblement touchant à l’évocation de ce pays qu’il n’aura jamais réussi à quitter, pas même le temps d’un voyage à Paris. Tant dans ses expressions que dans l’intonation que sa voix offre aux mots qu’il projette au plateau, Stanley Weber joue le contre-pied des vivants dans une prestation remarquable.
Clément Hervieu-Léger livre ici un Pays Lointain d’une profonde intensité, lui laissant toute sa gravité sans s’interdire la légèreté qui, dans cette onde de nuances, le rend plus puissant encore. Ce Pays lointain est un cri dans la nuit, un éclair déchirant le ciel. Les onze comédiens font résonner, de manière tonitruante et sublime, les mots de Lagarce, éclairant les méandres de l’âme humaine. Ils le font avec tant d’engagement qu’il faut bien le dire, nous n’en sommes pas sortis indemnes.