Électre/Oreste : la tragédie magnifiée selon Ivo van Hove

Depuis le 27 avril et jusqu’au 3 juillet, la salle Richelieu de la Comédie-Française offre son plateau à Électre/Oreste, mis en scène par Ivo van Hove. Pour son deuxième spectacle à la Comédie-Française, après Les Damnés, Ivo van Hove réunit les deux pièces d’Euripide dans un grand ensemble à l’intensité bouleversante.

Au plateau, le sol est couvert d’une boue épaisse, dans laquelle tous s’enlisent irrémédiablement, tel le destin auquel nul ne peut échapper. Au centre, un énorme cube doté d’une porte, tour à tour cabane rurale et palais d’Argos. En fusionnant les deux pièces, Ivo van Hove et son scénographe, Jan Versweyveld, choisissent d’exploiter un décor unique dans lequel les personnages apparaissent et disparaissent tout au long du spectacle. Au lointain, le Trio Xenakis fait résonner ses énormes gongs et timbales, accélérant son rythme au fil des événements dramatiques, jusqu’à magnifier leur paroxysme.

© Jan Versweyveld

Électre, recluse dans la pauvreté, voit le retour de son frère, Oreste. L’un et l’autre ne vivent que pour venger le meurtre de leur père, Agamemnon, tué par Clytemnestre, leur mère, et son amant, Égisthe. Aveuglés par leur soif de vengeance, Électre et Oreste s’élancent dans une lutte sans mercis dans laquelle les passions humaines livrent bataille, électrisant le plateau et nous maintenant sous tension, deux heures durant.

Ivo van Hove livre une mise en scène brillante et titanesque, exacerbant la violence du texte d’Euripide. Dans l’esthétique, le choix des couleurs ne laisse rien au hasard. Les tons mordorés accompagnent chaque invocation ou présence des dieux. Le brun foncé, qui domine au plateau à travers la boue et les costumes d’Électre et du chœur, s’oppose violemment au bleu roi des costumes aristocrates, qui n’en devient que plus éclatant. Pourtant, dans les méandres de cette violence galopante, même le bleu roi finira sali par la boue… Fidèle à son travail, Ivo van Hove sublime les images que nous renvoie la scène. Au milieu de ce torrent de fureur, comment ne pas relever la beauté de ces visages et ces corps maculés de boue et de sang, tels des tableaux vivants ?

Pour cette nouvelle pièce à la Comédie-Française, le metteur en scène s’est entouré du chorégraphe Wim Vandekeybus. À travers cette partition dansée, toute la puissance du chœur se dessine, magistrale et grandiose. Les comédiens s’élancent, à plusieurs reprises, dans une chorégraphie tellurique soutenue par les percussions, jusqu’à la transe. On regretterait presque que ces mouvements si organiques et puissants n’accaparent pas le plateau plus longtemps…

© Jan Versweyveld

Dans ces danses du chœur, Suliane Brahim, dans le rôle d’Électre, ondule avec fluidité. Tout au long du spectacle, elle laisse exploser sa rage meurtrière, trop longtemps retenue. Elle interprète avec justesse cette brutalité flamboyante et cet aveuglement qui conduira à l’irrémédiable. Christophe Montenez, démesurément grand dans Les Damnés, navigue entre un Oreste dévoré par sa soif de vengeance et un autre, matricide, saisi par l’horreur de l’acte commis envers celle qui lui a donné la vie. Le comédien passe de l’un à l’autre, saisissant dans l’interprétation de cette violence qui, au-delà des actes, enflamme ses mots. Pylade est joué par Loïc Corbery. Âme-sœur et fidèle allié d’Oreste, il l’accompagne dans ce périple vengeur, dans lequel il trouve la grandeur et la place qui semblent lui faire défaut dans sa propre famille. Loïc Corbery est saisissant lorsqu’il rapporte à Électre le meurtre d’Égisthe. Plus encore, le comédien creuse des sillons au plus profond de nous-mêmes lorsque, face au public, il s’avance, avide de sang, réclamant celui d’Hélène, l’épouse de Ménélas. Loïc Corbery est habité, ses mots projetés avec justesse. Il devient monumental, monstre théâtral, lorsque Pylade invoque les dieux, bras pointé vers le ciel, nous, suspendus à ses lèvres…

Dans Électre/Oreste, Ivo van Hove pousse très loin ces deux tragédies entremêlées en une. Dans ces cris, ce sang et cette boue qui éclaboussent l’humanité toute entière, dans cette brutalité sans retenue, dans cette mise au plateau d’une recherche frénétique de la vengeance comme seul moyen de gagner le salut, il magnifie les textes d’Euripide. Et il nous faudra des heures, à la sortie du théâtre, pour nous aussi, nous extirper de ce déferlement de violence sublimée…

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