Après les y avoir découverts il y a deux ans, Vagarem était de retour à Provins pour la 36e édition des Médiévales. Tout au long du week-end, le trio a distillé dans les rues sa musique festive et ses polyphonies a cappella. Entre deux concerts, Mathieu, Carina et Hervé ont répondu à nos questions pour mettre en lumière le chemin emprunté par Vagarem et ses évolutions.
À sa création, Vagarem a été conçu comme un trio et l’est depuis resté. Mathieu, seul artiste présent dans la formation depuis les débuts, crée le groupe avec David, un ami avec lequel il avait déjà collaboré sur d’autres projets. « À ce moment-là, on avait que les instrumentaux dans la tête, la musique instrumentale, et on a rencontré Greg, qui animait une chorale à Montpellier. Il était volontaire pour faire partie du groupe en tant que percussionniste, mais nous a donné l’ultimatum. Il nous a dit « Je viens avec vous, mais je vous fais chanter ». Vient alors l’inquiétude : chanter, en rue, dans ce type de fêtes nécessite beaucoup d’énergie, au risque parfois de s’abimer la voix. « On pensait que les gens nous passeraient devant sans écouter. Au final, ça s’est révélé être notre couleur particulière, parce que c’est presque ce qui marche le mieux. Les chants, cela parle aux gens, en général, ça les fait s’arrêter » reconnaît Mathieu. Au fil des années, l’équipe de Vagarem se métamorphose au gré des déménagements et autres projets des différents artistes. Il y a sept ans, Carina rejoint la formation, Hervé, il y a trois ans. « À chaque fois, on garde le chant en priorité. C’est d’ailleurs pour ça que c’est difficile de trouver des musiciens. Il faut être à la fois instrumentiste et chanteur ».
Dans le milieu des fêtes médiévales, Vagarem est connu et reconnu pour son approche très historique et authentique du répertoire médiéval. Guilhem, de Dayazell, nous confiait lors de son propre interview : « Les Vagarem sont dans une dynamique de recherche plus puriste, plus sourcée. Ce sont des fous furieux ! ». Quand on les questionne sur le sujet, Carina le confirme : « On cherche des manuscrits. On a fait quelques stages de chant de la Renaissance et médiéval, aussi de chant corse. Dans ces stages, il y avait des manuscrits, on a appris à lire les notes et les partitions du Moyen-âge. On fait beaucoup de recherche, pendant l’hiver, on ne fait que ça ». Mathieu revient plus en détail sur le chemin créatif parcouru par Vagarem depuis sa création. « Pendant peut-être deux ou trois ans, on a écouté des ensembles de musique ancienne qui font des musiques qui pouvaient être adaptées à la rue. On s’est donné comme objectif dès le début d’amener en rue du répertoire qu’on n’avait jamais entendu. Nous-mêmes, cela faisait cinq ans qu’on faisait des médiévales, pour certains morceaux, on avait marre de les entendre. On s’est dit qu’on allait amener des nouvelles choses, fraiches, en espérant qu’un jour, ça se retrouve peut-être essaimé par d’autres groupes ». Le tournant survient lors de la préparation du deuxième album, Codex Bricolia. « On s’est mis à aller piocher dans les manuscrits directement. Parfois, on entend une interprétation, et on choisit d’aller jusqu’au manuscrit pour voir si c’est vraiment ce qu’il y a écrit. Des fois, il y a des choses sur lesquelles les spécialistes eux-mêmes ne sont pas d’accord. Il y a une part d’interprétation qui est possible sur le répertoire, qui est intéressante, de façon à l’adapter pour que ça plaise de nos jours ».
Mathieu en profite pour nous raconter une anecdote, concernant le visuel de cet album. « Sur la pochette de l’album, que l’on a faite nous-mêmes, on a cherché des manuscrits à mettre en fond pour du décor. On s’est dit qu’il fallait mettre les manuscrits des morceaux du CD. Tout est parti de là. C’est la première fois qu’on atteignait enfin, après beaucoup de recherches sur la Bibliothèque nationale de France, un morceau qu’on ne connaissait qu’à l’oreille. C’était écrit, ce n’était pas des blagues, c’était vraiment de la musique écrite à ce siècle-là. Cela fait quelque chose. Depuis, ça ne nous quitte pas. Dès qu’on fait quelque chose, on essaye presque toujours de remonter jusqu’au manuscrit, pour ensuite l’interpréter à notre sauce ».
« Quand on s’intéresse au répertoire médiéval, on se rend compte qu’il n’y a pas le choix d’être large. Par exemple, il y a un répertoire qui compte quatre cents morceaux, les Cantigas de Santa Maria. Sur les fêtes médiévales, depuis quinze ans, j’ai dû en entendre douze ou quinze. On en a sorti un avec trois des cantigas que personne n’avait joué en rue. Ce n’est pas une prétention, c’est une invitation : allez fouiller dans les manuscrits, c’est riche ! On a cette vocation-là. Elle est difficile à défendre, on tient bon. Ce n’est pas les répertoires les plus faciles à transmettre et à réinterpréter pour que ça sonne pour les oreilles modernes. Cela serait tellement plus simple de faire des rythmes un peu rock. Tout de suite, cela parle plus aux gens… » reconnaît Mathieu.
À les écouter, leur démarche artistique force le respect. Au service de leur art, les trois artistes se refusent à la facilité, pour promouvoir la musique médiévale dans ce qu’elle de plus sincère et de plus authentique. « On est fou, d’ailleurs ! On est fou parce que des fois, les instruments ne sont même pas adaptés. On a sorti un morceau qui vient d’un manuscrit anglais, la plus vieille partition écrite pour clavier. Pour clavier ! Il a fallu adapter ça pour une cornemuse, une vièle à roue… pour la cornemuse, il a fallu que je sorte la perceuse pour avoir une note supplémentaire. Ce n’est pas des blagues ! C’est ce qui fait qu’on ne se facilite pas forcément la tâche, des fois. On est content de les jouer, après, ces morceaux, ils sont beaux, ils sont uniques, ils sont à nous ».
Dans leur répertoire, on trouve par exemple un morceau du Manuscrit de Bayeux, formidable recueil d’une centaine de morceaux du XVe siècle. « L’inspiration, c’était un CD incroyable de l’ensemble Convivencia. Ils ont fait un CD qui nous a beaucoup touchés, un CD enregistré par des « grands » qui sortent du conservatoire. Ce CD a une vocation de reconstitution de l’ambiance au Moyen-âge. Cela nous a beaucoup inspiré. Il présente beaucoup le répertoire festif. On est allé fouiller. Le Manuscrit de Bayeux, c’est cent vint cinq morceaux je crois, donc il y a de quoi faire ! C’est un très joli manuscrit qui est tout enluminé, disponible sur la BnF, libre de droit. C’est notre patrimoine, ce sont nos ancêtres ».
Pour se former, les artistes effectuent des stages, comme le raconte Carina : « On a fait des stages auprès de l’ensemble Organum, qui est assez connu dans le monde des musiques anciennes. Ce qui nous plait chez eux, c’est qu’ils chantent avec une voix assez traditionnelle. On aime beaucoup ça. Il faut avoir la puissance sinon, c’est dur de survivre dans la rue. Quand tu chantes avec une voix toute petite, personne ne t’entend ». Mathieu poursuit : « Ces stages nous ont vraiment apportés une certaine légitimité à essayer d’interpréter ces répertoires en voix traditionnelle. Très souvent, les ensembles de musique ancienne et musique médiévale qui sortent des conservatoires les interprètent avec une vision de la musique très classique. Les notes sont écrites, donc on va les lire comme à l’époque. En réalité, à l’époque, les notes étaient écrites comme un aide-mémoire. Le répertoire était surtout véhiculé de mémoire à mémoire par tradition orale. Au bout d’un moment, ils se sont mis à écrire les notes, pour faire voyager la musique plus facilement, notamment pour étendre le christianisme sous Charlemagne. La partition, à cette époque, n’a pas du tout la même fonction qu’une partition de nos jours, où tout va être écrit, la moindre nuance, la moindre attaque de note. Ces ensembles avec qui on a fait des stages ont cette vision que les notes sont là pour nous donner la base, mais qu’il y a certainement bien des notes entre, des ornementations, ce qu’on appelle des mélismes ».
À plusieurs reprises lors ce moment partagé avec Vagarem est revenue la question de la fatigue, dans un milieu où les concerts sont nombreux, tout au long d’un week-end. Mathieu reconnait que la question de la sonorisation est épineuse, qu’ils y pensent. Carina confirme : « On commence à se fatiguer par rapport à la voix. On doit chanter fort, et au bout d’un moment, après des années, on sent que cela abîme un peu les cordes vocales. On aimerait peut-être avoir des petits micros, un jour. On n’aime pas vraiment ça, on aime rester authentique ». En effet, sur le sujet, Vagarem déploie rapidement l’étendard de ses convictions profondes. « Le message qu’il faut faire sortir de tout ça, c’est qu’on a la chance de faire une musique qui, en théorie, n’a pas besoin d’être amplifiée. La vièle à roue est amplifiée pour arriver au niveau sonore de la cornemuse et du tambour. C’est un rééquilibrage, mais on ne va pas commencer à sonoriser une cornemuse ou un tambour. Cela n’aurait pas de sens ». Plus encore, Mathieu poursuit en s’appuyant sur son expérience dans le milieu médiéval. Sur ces quinze dernières années, la sonorisation s’est largement développée au sein des compagnies, contribuant à changer le visage de ces fêtes, notamment dans le rapport entre l’artiste et le public. « On est en train d’installer dans la rue la distance qu’il y a pour toutes les musiques de scène. Les gens peuvent rester loin, ne pas trop participer. Ce que j’aime beaucoup en rue, c’est de pouvoir faire approcher les gens, être à leur contact. D’ailleurs, quand on fait des festivals dans lesquels on a des concerts sur scène, on est entouré de musiciens qui sortent du conservatoire, et c’est la première chose qu’ils nous font en commentaire : cela se sent qu’on a cette proximité avec les gens, qui n’est pas forcément apprise dans les conservatoires ».
Il y a deux ans, lorsque nous les avons découverts à Provins, les trois artistes jouaient au sein de la collégiale Saint-Quiriace. Cette année, nous les avons retrouvés près du Jardin des Bréban. Hervé nous explique la manière dont ils s’adaptent. « En rue, j’utilise un tambour quatorze pouces, avec une grosse cymbale. Le peu de volume qu’on a, c’est moi qui l’apporte avec le tambour. En intérieur, j’utilise plutôt le tambour sur cadre. L’intérieur est largement plus porteur pour les chants. Cela change aussi les instruments de Mathieu, qui va plus prendre la flute que la cornemuse. C’est vraiment une énergie différente. Quelque part, c’est plus facile, parce qu’en intérieur, les gens sont venus écouter, ils s’assoient et restent jusqu’à la fin du concert. En rue, il y a beaucoup plus d’opportunisme, pour le meilleur et pour le pire. Il y a des gens qui vont passer, qui n’avaient pas du tout prévu de rester, qui pourtant vont être là jusqu’à la fin du set et être emballés par cette musique qu’ils ne connaissent pas. Il y a aussi plus de papillonnage et de parasitage possibles ».
Dans le coin de rue dans lequel ils jouent, malgré les bruits extérieurs et les allées et venues, les trois artistes de Vagarem parviennent à instaurer une douce proximité. Très rapidement, ils invitent le public à se rapprocher plus encore, jusqu’à former un petit cercle serré dans lequel viennent circuler leurs morceaux et leurs chants. Là est toute la magie de Vagarem : pouvoir déjouer les contraintes de lieux, s’affranchir de ce qui gravite autour, pour recentrer toute l’énergie existante au sein de cette bulle musicale, offerte avec tant de cœur. La passion de Mathieu, l’énergie d’Hervé, et les ondes solaires de Carina naviguent entre les spectateurs, les emportent, leur offrent un instant suspendu, loin de l’agitation environnante… Les instruments s’y entremêlent, les yeux détaillent les instruments qu’ils ne connaissent pas toujours, les voix du trio se confondent tout autant qu’elles se singularisent, avec autant d’émotion que de poésie, autant de sincérité que de profonde humanité.
C’est pour garder cette précieuse richesse que les trois artistes veulent rester éloignés de cette surenchère de volume, comme l’explique Hervé. « Concrètement, on doit jouer avec la sonorisation générale de la fête. C’est un peu une faute généralisée : le public ou les commerçants se plaignent que c’est un peu trop mou, alors on met des haut-parleurs, donc les groupes, s’ils veulent se faire entendre, doivent en mettre aussi. C’est une surenchère. Je le vis comme une part de militantisme, à notre niveau, de rester en acoustique. C’est une marque de décroissance. On veut aller toujours plus haut, toujours plus fort, et plus loin…mais finalement, si on restait avec ce qu’on peut faire, avec nos voix, avec nos instruments ? Restons avec ce que nos oreilles peuvent entendre ».
À la fin de cette nouvelle saison, Vagarem connaîtra une nouvelle transformation. « Je pars en Inde pendant trois ans, donc j’arrête l’expérience avec Vagarem. Je cède la place à un autre chanteur percussionniste » nous explique Hervé. Mathieu complète en nous racontant qu’ils ont trouvé le nouveau membre du groupe, un passionné de musique médiévale, de chant baroque et de métal. À l’horizon, peut-être un nouvel album, c’est tout du moins leur souhait, comme le confie Carina : « On aimerait faire un troisième album, on a plein de nouveaux chants et morceaux, surtout d’Italie du XIVe siècle. On aime beaucoup, c’est une musique très riche. On va voir, peut-être l’année prochaine, on espère ! ».
En les écoutant nous raconter leur monde et ses méandres, on ne peut que mesurer combien ce trio et les individus qui le nourrissent sont précieux au sein de ce milieu. À plusieurs reprises, ils ont tour à tour parlé de militantisme. Si fort soit le terme, il leur colle pourtant à la peau. Les artistes de Vagarem sont des êtres engagés, jusqu’au-boutistes, profondément passionnés par leur art et toute la puissance et l’ouverture qu’il véhicule. Et si tant et tant de belles compagnies existent en ce milieu, il faut bien le dire malgré tout, à nos yeux, Vagarem est de celles qui brillent d’un éclat tout particulier…