Fin décembre, Viatge, formation musicale émanant de la compagnie varoise Aouta, a sorti son premier album, Sans Frontières. Une invitation au voyage, à travers les multiples contrées et couleurs musicales qu’il renferme.
Viatge, le voyage en occitan. De voyage, c’est bien ce dont il est question dans cet album. Le groupe le porte, élément indéfectible de son ADN, dans chacun des morceaux de ce premier opus. Ici, tout est en mouvement, des chemins se frayent au gré des sonorités, riches, variées, travaillées, qui s’entremêlent au fil de ces treize morceaux. Si certains titres sont des morceaux traditionnels venus de part et d’autres du bassin méditerranéen – de Bulgarie pour Tursko Horo, de Macédoine pour Domakine, l’album fait surtout la part belle aux compositions de Guillaume Rigaud, qui a assuré la direction artistique de cet album.
Avec Sans Frontières, Viatge livre un album très cohérent, avec une véritable ligne directrice, qui alterne les morceaux instrumentaux et les chants. Le voyage commence par Dûrî, composé par Omer Konur et Guillaume Rigaud. Porte d’entrée du périple à venir, elle dévoile toute sa douceur, sa suavité. On s’attendrait à ce que l’album poursuive sur cette lancée, mais il n’en est rien. Une fois embarqués, les rythmes très percussifs nous saisissent dès le début de Yenileme. Dans celle-ci, le davul et le daf commencent par mener la danse avant d’être rejoints par les voix de Viatge. « Yenileme, yeni » est répété, paroles lancinantes, comme un refrain scandé qui finirait par nous hypnotiser. Yenileme véhicule toute la chaleur des routes musicales méditerranéennes, soutenue par la richesse et la diversité des percussions de Nicola Marinoni, Omer Konur et Jeoffrey François.
Parmi les morceaux instrumentaux, Viatge a choisi de reprendre Hashish, composé par Ibrahim Maalouf. Le morceau s’ouvre au son du ney joué par Julien Lansimaki, invité sur l’album, pour ensuite aller déambuler entre des sonorités chaleureuses et envoutantes, aux parfums d’Orient, portées par les percussions, le hautbois et la veuze. Dans un album où ces instruments sont particulièrement représentés, Charivari apparaît comme une respiration, une oasis, au milieu du voyage. Celle-ci fait chanter, toute en lumière, le nyckelharpa de Frédéric Montels dans une envolée délicate et aérienne. Lorsque celui-ci est rejoint par les percussions, puis le hautbois et le galoubet, instrument emblématique de Provence, le morceau devient une matière vivante, légère, qui semble s’affranchir des chemins et s’éparpiller aux quatre vents. Il est caractéristique des compositions de Guillaume Rigaud sur cet album : pour la majeure partie, les titres oscillent entre six et huit minutes, des morceaux assez longs qui renferment chacun des palettes singulières et de multiples visages. Chaque morceau est un voyage en lui-même, fait de plusieurs escales, de plusieurs chemins, conjuguant les univers dans un même ensemble cohérent. Ainsi, Charivari, si joyeuse, si aérienne avec les envolées aigues de ces flûtes, s’offre pourtant un intermède tout en douceur, presque en gravité, où l’énergie redescend pour laisser le nyckelharpa, le hautbois et le davul s’allier dans une atmosphère plus posée et mystérieuse. Dans les morceaux phares de l’album, on retrouve également Inexorable, premier morceau dévoilé au printemps dernier, très bel ambassadeur de cet album voyageur. Ceux qui ont déjà vu Aouta en live retrouveront avec délice le titre Macabra, musique inspirée des danses macabres, aussi joyeusement étrange que terriblement efficace !
C’est pourtant sur les titres chantés que l’album révèle ses plus belles couleurs. Sur chacun de ceux-là, l’énergie y est différente, plus brute, plus immédiate, plus franche. Elle nous saisit sur l’instant et nous emmène dans sa ronde. Ainsi, La Tarasco laisse la multitude de voix de Viatge s’élancer dans une cavalcade vocale que viennent rythmer les nombreuses percussions. C’est aussi le premier morceau sur lequel éclot la voix singulière de Camille Guillemet, véritable joyau de ce projet musical. Sur la fin du morceau, celle de Guillaume Rigaud se pose sur les chœurs, qui scandent les mêmes mots, jusqu’à la transe.
Dans le paysage musical d’Aouta, depuis toujours, Domakine est le diamant brut. Laissant la part belle en ouverture, à la boha, cornemuse landaise, elle offre à Camille Guillemet toute la liberté de faire s’exprimer les nuances de sa voix. Et il faut le dire, les mots sont bien pauvres pour lui attribuer le juste qualificatif. Quand elle s’élève, sa voix a quelque chose d’aussi doux que saisissant, d’aussi instinctif que finement ciselé. Elle est d’une puissance incantatoire, d’une force hypnotique qui nous fait retenir notre souffle. Elle est polymorphe, toujours là où on ne l’attend pas. Elle est l’instant suspendu de cet album, la singularité magnifique qui sublime les morceaux sur lesquels elle se pose.
Sur Tizen, chant enfantin kabyle, c’est Frédéric Montels qui dessine de sa voix de subtiles arabesques. Si le morceau commence par des airs voluptueux, éthérés, il change progressivement de visage, pour explorer des sonorités festives, comme une escale maghrébine pleine de chaleur. Les tarotas de Pauline Malbaux et Frédéric Montels s’élèvent, en pleine clarté. Une nouvelle fois, les boucles chantées et répétées maintes et maintes fois par les chœurs révèlent l’énergie qui circule au sein de Viatge. Les phrases lancées par Guillaume Rigaud, auxquelles répondent les chœurs, contribuent à ce même effet et à ce mouvement permanent. Viatge termine intelligemment le voyage avec Lo Vent d’Aouta, titre idéal pour mettre un point final à cet album. Très collectif, ce morceau prend des allures de fête spontanée, où les instruments et les voix se libèrent une dernière fois, dans un torrent d’énergie puissamment positive. On retrouve une nouvelle voix la délicatesse de la voix voyageuse de Frédéric Montels, qui semble ouvrir l’horizon sous nos yeux. Celle de Camille Guillemet, une mer en tempête, des bourrasques puissantes, nous saisit, définitivement une énigme à elle seule…
« Viatge somiaire que pòrta le vent d’aouta » nous chantent les chœurs. « Voyage rêveur que porte le vent d’antan ». C’est bien une conjugaison de toutes ces choses que Viatge nous offre : le souffle du vent, la puissance des chemins, leur surprise et les découvertes qu’ils offrent. Sans Frontières est une déambulation, un périple, où chaque carrefour apporte de nouveaux parfums, de nouvelles rencontres. Ce premier album est une vraie réussite, qui tient toutes ses promesses. Si on regrette qu’il n’y ait pas plus de morceaux chantés, qui apportent une tonalité différente, l’album n’en reste pas moins un condensé de chemins à parcourir, de sonorités avec lesquels se nourrir. Et si, en ces temps confinés, nos valises restent au placard, Viatge nous prouve ici que les voyages n’ont besoin que du vent, de l’imaginaire, et d’une poignée de musiciens talentueux, investis et passionnés, prêts à nous faire parcourir en musique les milles et unes routes de la Méditerranée…
L’album “Sans Frontières” est à découvrir ici !