Vendredi dernier, à l’issue d’une semaine de résidence au Pavillon de Romainville, Freaks & Cie a proposé deux sorties de résidence ouvertes au public pour venir à la découverte de sa dernière création, Je m’appelle pas. À partir d’une libre adaptation de l’histoire du Petit Chaperon rouge d’Edouard Signolet, Mathieu Blazquez signe une mise en scène qui place ce nouveau spectacle dans la continuité évidente de La Princesse au petit pois, première création de la compagnie.
À l’entrée du public, les trois comédiens, Marianne Caillet, William Chenel et Mathieu Blazquez, qui joue également dans la pièce, sont déjà au plateau : la première est au sol, le second au piano à jardin, et le dernier, à cour, à demi dissimulé sous une structure voilée, dont émane une lumière qui nous laisse deviner sa silhouette. Le premier mot n’a pas encore été dit que déjà, la pièce nous attire à elle, par ses lumières ciselées. C’est d’ailleurs le travail de la lumière qui était au cœur de cette nouvelle résidence. Le plateau est épuré : un piano, une chaise affublée de roues et d’un voile, et une grande armoire qui trône au centre de la scène, comme la pièce maitresse, l’élément incontournable autour duquel tout va graviter, l’histoire et tous les mondes qu’elle contient.

Ce qui était l’une des forces de leur précédent spectacle, La Princesse au petit pois, devient ici une véritable marque de fabrique de la compagnie : chacun des comédiens se glisse dans de multiples peaux, tout au long du spectacle. Mathieu Blazquez est tour à tour narrateur, Petit Poucet, avant de se transfigurer en Grand Méchant Loup. William Chenel passe de la Fée à la Mère-Grand, alors que Marianne Caillet campe un Petit Chaperon rouge plein de vivacité, tout en s’échappant par endroit de ce personnage pour devenir à son tour narratrice. La particularité du travail de Freaks & Cie est que ces changements de rôles se font volontairement à vue. Une heure durant, d’un bout à l’heure du spectacle, aucun des trois artistes ne quitte le plateau. C’est autour de la grande armoire massive que se cristallisent toutes ces transformations. Des variations de lumière viennent également souligner le retour du narrateur, lorsque l’un des comédiens quitte son costume pour reprendre le fil de l’histoire. Tout est visible, rien n’est masqué, et pourtant, aucun spectateur n’est égaré au cours du périple. Chaque personnage a des caractéristiques si franches et des contours si bien définis que petits et grands ne perdent rien du fil du récit.

En racontant l’histoire du Petit Chaperon rouge, le spectacle fait s’entremêler la peur et le rire, se rencontrer des thématiques plus graves qui sont contrebalancées par des scènes aussi décalées que drôles. On y traverse la solitude, la quête d’identité, la tromperie, l’amitié, la famille. L’interprétation de William Chenel, dans chacun de ses personnages, est un véritable régal : de la Fée complètement loufoque aux allures de grande diva à la Mère-Grand sénile, il force le trait sans jamais basculer dans l’excès. Les passages musicaux et chantés, au piano, sont autant d’occasion de laisser libre court à sa frivolité. Fidèle aux ambitions de la compagnie, ses personnages permettent de créer une double lecture pour les spectateurs : petits et grands ne rient pas forcément pour les mêmes raisons, mais chacun y trouve de quoi s’arrimer au propos du spectacle. Marianne Caillet, quant à elle, campe un Petit Chaperon rouge tour à tour attendrissant, drôle – en témoignent la danse chantée autour de la galette, ou ses brèves incursions sous les traits de Peau d’Âne ou de la Petite Sirène, mais toujours extrêmement juste dans les émotions qu’elle véhicule.
Le travail réalisé autour du Grand Méchant Loup est l’un des éléments forts du spectacle. La coiffe à tête de loup, créée par Gruliette fx, est remarquable : où que l’on soit dans la salle, elle interpelle par son réalisme, par son pelage criant de vérité, mais plus encore par ses yeux orangés dont les lumières irradient. Dans les clairs-obscurs imaginés pour le spectacle, ces yeux captivent, suscitent autant la crainte que la fascination. Dans le rôle du Loup, Mathieu Blazquez joue une impressionnante partition. Lorsqu’il sort de la forêt, symbolisée par l’armoire, toute sa gestuelle, sa manière de se déplacer, emprunte véritablement quelque chose de l’animal. Même sa voix prend des tonalités qu’on ne lui connaissait pas. La composition est excellente, et donne à ce Grand Méchant Loup un caractère magnétique.
Depuis ses débuts, Freaks & Cie s’est donnée pour mot d’ordre de mettre en scène un théâtre accessible, populaire, sans rien perdre de son exigence. Avec Je m’appelle pas, Mathieu Blazquez confirme cette ambition. Si le public d’enfants présent lors de cette sortie de résidence a beaucoup réagi, ri, applaudi durant tout le spectacle, les adultes n’étaient pas en reste. Le théâtre de Freaks & Cie conjugue les niveaux de lecture pour que chacun y puise ce qui lui est nécessaire. La mise en scène et le jeu des comédiens, menés tambours battants, alternant les rythmes, jonglant entre les émotions, se révèlent une nouvelle fois plein d’ingéniosité. Avec cette deuxième création, Mathieu Blazquez et Freaks & Cie continuent de dessiner, avec autant d’inventivité que de générosité, les contours d’un univers où le théâtre vient convoquer les imaginaires, pour embarquer avec eux les petits spectateurs de demain et tous ceux déjà acquis à sa cause !