Dans le cadre des 35e Médiévales de Bayeux, axées sur la thématique de la mode et du costume, Kervan Cie s’est illustrée, tout au long du week-end, lors de chacune de ses déambulations au fil des rues de la ville. Par son esthétisme et la curiosité qu’elle a suscitée, la compagnie s’est attirée toute l’attention du public. Raphaël Mancy, l’un des fondateurs de cette troupe, nous a raconté sa création et a levé le voile sur le projet Mirage, joué à Bayeux.
À l’origine de cette compagnie, se trouvent deux artistes : Raphaël et son acolyte de longue date, Sylvain Chaussarot. Kervan Cie est née de leur volonté de monter leurs propres créations, de travailler tel qu’ils le souhaitaient. « On voulait monter quelque chose qui nous ressemble, avec une rigueur de travail qui est la nôtre, et donc, on a monté la compagnie en 2016, avec une première équipe, qui a beaucoup changé depuis. On l’a créée avec l’envie de faire des choses un peu nouvelles, de ne pas reproduire ce que l’on pouvait voir chez d’autres compagnies à côté ». Dans leur processus de travail, dès qu’une idée surgit, ils explorent alentour, vérifient qu’elle n’a pas déjà été exploitée par d’autres artistes précédemment. Avec un grand sourire, Raphaël confie que son métier consiste beaucoup à « Chercher une autre idée, une nouveauté, une innovation », et cette patte est dans l’esprit Kervan, dans chacune des créations de la compagnie. Ainsi, dans Le Cabaret concert du Clair de Lune, le spectacle fixe de Kervan Cie, les artistes ont imaginé un numéro de « jonglage pendulaire ». « Sur notre remorque, on a mis un mat, avec des fils invisibles, et on fait voler des balles au-dessus du public. Les balles sont suspendues par le fil. On a toujours ce souci d’apporter quelque chose en plus ».
À Bayeux, Kervan Cie est venue présenter son spectacle déambulatoire, Mirage. Dans cette création, le rapport à la couleur est au centre du propos. Tout est parti du monde qui nous entoure, du rapport à la couleur qui se perd peu à peu, du béton, tout gris, qui s’empare peu à peu des villes. « On a eu envie de se demander ce qu’on pourrait dire là-dessus ? Est-ce qu’on pourrait créer un spectacle, avec une peuplade ancestrale, qui défend la couleur et qui vient voir, une fois par an, si l’humain est digne de recevoir à nouveau la couleur. Alors on sort, on arrive avec notre sable de couleur, et on l’offre aux gens. On a un tableau avec ce sable. On fait une fresque au sol avec. C’est une fresque éphémère, un coup de vent la fait disparaître. On donne le sable aux gens, on fait ce dessin, et on invite le public à venir déposer leur trace là-dedans. Et cela marche extrêmement bien ! Ce qui est rigolo, c’est qu’il n’y a aucune expression de visage, comme on est masqué, mais à travers le regard, il se passe énormément de choses ».
Au fil de la déambulation, la troupe capte l’attention du public, par la musique qu’elle distille, par la hauteur de ses échassiers, par l’interaction qui se crée avec les spectateurs. En mai, la compagnie jouait à Ibiza. Raphaël nous raconte un souvenir marquant, lors d’une des représentations, où une personne du public a ouvert les bras, lui laissant la possibilité de déposer du sable coloré sur ses mains, puis ses bras, puis ses épaules. « Je suis devenu l’artiste, le peintre, du changement de cette personne. Les artistes étaient ma palette de couleurs, je prenais leurs réserves de sable à chacun, et je revenais sur la personne pour en mettre partout. Au bout de dix minutes, on ne la reconnaissait pas, elle était toute colorée. Et tout à coup, elle a bougé, et tout a disparu. C’était magique ! ». Cette connexion avec le public, Kervan Cie la revendique, la recherche dans chacune de ses déambulations. « C’est ce petit message qu’on défend, ce petit échange, ce petit don de couleurs, cet échange avec les gens, la confrontation du regard, On a le tableau avec les balles acryliques aussi, où on leur fait voir le monde à l’envers. Dans une balle acrylique, l’image est inversée. On leur montre ce qu’il peut se passer dans l’autre sens. Ce sont plein de petites subtilités comme ça, qui nous parlent beaucoup. Si on en touche dix sur cent, ce n’est pas grave. Le principal, c’est d’avoir touché les dix, et c’est souvent ce qu’il se passe ».
Chez Kervan Cie, les créations parviennent généralement à éclore au bout de deux ans de travail. L’idée part de Raphaël, qui la laisse murir dans sa tête, la dessine, jette des croquis sur le papier, puis les partage avec ses « copains d’armes ». « Quand je fais un spectacle, il faut que cela plaise à mes artistes. Si ça ne leur plait pas, je ne peux pas leur imposer, parce qu’ils ne seront pas à 100% dans le rôle pour le transmettre. Quand j’ai une idée, à la base, une fois que je l’ai confrontée à mon équipe, elle a déjà changé, pour que ce soit cohérent et vraiment rendu avec beaucoup de plaisir ». Pour Mirage, certaines idées imaginées au tout début du projet ont finalement été transformées, comme c’est souvent le cas dans leur processus créatif. « Il y a des compagnies qui travaillent sur la couleur, mais cela passe par le maquillage par exemple, mais il n’y a jamais eu l’idée de don. Je voulais qu’on travaille aussi avec le maquillage, qu’on ait des petites réserves sur soi, pour marquer le public, qu’il reparte avec quelque chose. Au final, c’était compliqué à mettre en place, on en mettait partout, on tâchait les costumes, donc on a opté pour le sable ».
À partir de là, l’idée prend forme, dans l’atelier de Raphaël. Parce qu’il fait partie de ces artistes-artisans qui peuplent ce milieu des fêtes médiévales, où les artistes ne se limitent jamais à leur art, mais cultivent de multiples savoir-faire. « J’ai monté les coiffes puis les bâtons. J’ai d’abord monté des bâtons un peu trop lourds, alors je les ai refaits. J’en ai fait trois, quatre jeux différents. J’ai vraiment besoin de mettre les mains dedans. La première costumière a fait les masques en macramé, moi j’ai fait celui des épaules. La première costumière a dû s’arrêter en milieu de création, j’ai dû retrouver quelqu’un pour reprendre son travail, et au final, j’ai aussi fini par me mettre dedans pour que ça aille plus vite ». Si Raphaël est à la base de l’idée créative, et se charge d’une grande partie des créations du spectacle, toute la partie musicale revient le plus souvent à son binôme, Sylvain.
À l’issue de tout ce processus de création, Mirage a vu le jour, au moment où le Covid se répandait. « On était prêt, on avait fait le teaser, la séance photo, et le Covid est tombé, alors qu’on avait une saison de cinquante-cinq dates qui arrivait. Au final, on en a fait deux. Ce ne sont même pas des dates qui avaient été maintenues, tout a été annulé, mais ce sont deux dates que j’ai retrouvées après, dans des formules à quatre artistes ». Si la création initiale était prévue pour un plus grand nombre d’artistes, Raphaël a déjà pu noter l’impact de ce spectacle déambulatoire sur le public. « Tu ne vois qu’un regard, qui fixe, pas un regard fuyant qui passe, c’est un regard dans les yeux, et tu donnes. C’est vraiment très spirituel, très solennel, les mains tendues. On a tout de suite vu que les gens étaient extrêmement réceptifs à ça, donc on prend d’autant plus de plaisir à le jouer. Tous les jours, tous les week-ends, quand on est en prestation, je réadapte un truc, une image, je corrige un détail. C’est sans fin dans la création ». Preuve en est, lorsque nous rejoignons Raphaël pour récolter ses propos, toute l’équipe de Kervan Cie est dans la cour des loges, en train de répéter, de peaufiner chaque tableau, pour la déambulation de l’après-midi.
En écoutant Raphaël, on devine l’artiste en perpétuel mouvement, toujours à l’affut d’une nouvelle idée, dans une recherche créative incessante. « Trouver des idées comme ça, ça me fait me lever le matin à 5h du matin, il y a quelque chose qui me vient en tête, et c’est maintenant, il faut écrire, aller poser un rivet, faire du cuir. On aime notre métier, tout simplement ». Ce n’est donc pas un hasard si, depuis 2016, la compagnie multiplie les créations. « C’est aussi le problème d’avoir beaucoup de cordes à son arc : on a beaucoup de spectacles, et donc cela implique beaucoup plus de répétitions ! En six ans, on est à dix spectacles, le onzième arrive, le douzième est déjà écrit dans ma tête, j’ai déjà toutes les images même si je n’ai pas encore fait les croquis. Je ne sais pas m’arrêter ». Paradoxalement, c’est en pleine pandémie que Raphaël a le plus travaillé, pour préparer la reprise. « Et cela marche, parce que cette année, on fait soixante-quinze dates. On a travaillé sur le fichier, sur l’organisation, sur les spectacles, sur les équipes, pour faire grandir tout ça encore un peu plus ». La prochaine création de la compagnie se nommera Haliad, une déambulation autour des mondes aquatiques. Et si sa sortie est prévue pour la fin de l’année 2022 ou le début de l’année suivante, Raphaël reconnait qu’il faut du temps pour qu’une nouvelle création soit parfaitement rodée. « Pour moi, pour qu’un spectacle soit jouable, il faut six mois de tournée ! C’est au bout de six mois qu’il devient acquis, automatisé, précis. Il faut le jouer avec le public, tu peux le répéter autant que tu veux, tu vas acquérir le spectacle, mais pas à 100%. C’est une fois que tu l’as joué un certain nombre de fois qu’il va arriver à son maximum. La variable qui est omniprésente, c’est le public. Tu ne peux pas jouer si tu n’as pas le public. Si tu l’as, alors ça grandit ».
Lors de ces Médiévales, Kervan Cie avait le public pour elle. À chacun de ses passages, les spectateurs se sont massés en nombre pour voir de plus près ces étranges hommes des sables, aux costumes incroyablement travaillés. Autour de ces artistes circulait une aura particulière, un parfum de mystère, qui appelait le public à eux. Et partout dans la ville, après leur passage, demeuraient de furtives traces de couleurs sur les pavés, rappelant leur passage. À croire que pour cette nouvelle édition des Médiévales, placée sous le signe des retrouvailles entre les artistes et le public, après deux années de pandémie, le peuple de Bayeux méritait bel et bien de recevoir à nouveau la couleur des mains de ces artistes-créateurs !